Sensualité et érotisme chez Eric Rohmer

Eric Rohmer, dans les années 1960, est le contemporain d’une époque marquée par l’affirmation d’une libération morale et sexuelle, notamment par la jeunesse, et qui connaît son paroxysme avec les évènements de mai 68. Cette quête d’une liberté nouvelle passe par les arts, et en particulier le cinéma. De plus en plus, dans les années 1950 et 1960, les corps sont montrés à l’écran. Un tournant est marqué en 1956 avec la sortie du film de Roger Vadim, Et Dieu créa… la femme, où l’héroïne, incarnée par Brigitte Bardot, apparaît nue. Le corps et la chair se dévoilent, s’offrent au regard du spectateur, sans aucune pudeur. À partir des années 1960 un droit à la sexualité s’affirme au cinéma, et la représentation du corps répond à une conception hédoniste, pratique et autonome de ce dernier. Le cinéma fabrique un corps séducteur, et devient un lieu corporel.

Le corps libéré

Rohmer s’inscrit pleinement dans une libération du corps. Beauté et désir sont synonymes dans son cinéma. Le corps beau est à la fois un sujet qui désire et un objet désirable. Il entre souvent en conflit avec la quête morale et éthique du personnage, notamment dans les Contes moraux.  Dès le début des années 1960, timidement d’abord avec La Carrière de Suzanne, son court-métrage de 1963, puis pleinement ensuite avec La Collectionneuse, en 1967, Rohmer associe corps et liberté. La fin de son court-métrage montre les corps en maillot de bains des jeunes filles et des jeunes garçons. Si la scène dure seulement quelques minutes, le dispositif filmique s’attache pourtant à mettre en scène la beauté des corps jeunes, qui désirent et aiment : les garçons courent après les filles, ils s’embrassent et se touchent. Le dernier plan du film, d’ailleurs, est très sensuel et physique : Frank étale de la crème solaire sur le corps de Suzanne, sur ses épaules d’abord, puis son cou, son dos, et enfin ses fesses et ses jambes, comme le fera quelques années plus tard Gaspard avec Solène dans Conte d’été. La caméra suit le mouvement des mains de Frank sur le corps de Suzanne, et fait du corps un objet de désir qui s’offre au regard et surtout au toucher.

Dans La Collectionneuse, le personnage principal, Adrien, prend des petites statuettes de femmes aux postures sensuelles entre ses mains, il les étudie non seulement par le regard, mais aussi par le toucher. Par la suite, il tentera à plusieurs reprises de promener ses mains sur le corps de la belle Haydée : il caresse ses jambes, mais aussi ses mains, son ventre et ses pieds, notamment lorsqu’ils se retrouvent tous les deux sur la plage. La caméra veille toujours à isoler les parties du corps qui sont ainsi soumises à un autre, faisant écho au prologue présentant Haydée. Le corps qui s’offrait au regard du spectateur pour sa simple beauté, marchant le long de la plage, est désormais prisonnier d’un autre, qui porte sur lui son regard et son toucher sans y être invité. Haydée repousse violemment Adrien, et, dans un excès de colère, lui jette du sable, lui signifiant qu’il est indigne de faire partie de sa collection, déclinant ses avances et le punissant d’avoir pris de trop grandes libertés sur son propre corps.

Si Haydée, dans un premier temps, refuse les avances d’Adrien, c’est parce que celui-ci ne sait masquer son désir érotique. A l’inverse, Jérôme, dans Le Genou de Claire, parvient à ses fins — à savoir toucher le fameux genou de Claire —, sans révéler son intention. Jérôme qualifie le genou comme le « pôle magnétique » de son désir, et, selon lui, ce désir lui confère un droit sur le corps de l’autre. Il est troublé par la « façon qu’elle [Claire] a d’être physique ». Lorsqu’il touche son genou, Claire ne le repousse pas, mais reste totalement indifférente à son geste, à la fois hésitant et délicat. La caméra se rapproche du genou pour l’isoler, le montrer avec cette main qui le caresse, dans un silence total qui ne laisse entendre que la pluie battante. Par la suite, Jérôme raconte la scène à son amie romancière Aurora en des termes sexuels, allant jusqu’à dire : « Le corps de cette jeune fille ne m’obsède plus, c’est comme si je l’avais possédé, je suis comblé ». Dès lors, l’acte de Jérôme sonne comme une violation du corps de Claire, dont elle ignore d’ailleurs tout, soulignant ainsi la grande perversité du personnage. Le fait de ne pas révéler ses intentions lui a permis d’arriver à ses fins, mais son acte se révèlera finalement vain.

Chez Rohmer, l’acte sexuel est rarement présent dans la narration, et il n’est presque pas présent à l’écran, sauf dans certains films comme Conte d’Hiver, Le Beau Mariage ou La Collectionneuse. Dans le premier, il est justifié par la narration et a une fonction surtout programmatique : de cette union des corps naîtra une petite fille, et Félicie espère sans cesse retrouver son amour d’un été qui est le père de l’enfant. Dans le second, l’acte sexuel est purement mécanique et vain, et va servir d’élément déclencheur à la quête de l’héroïne : « Je vais me marier ! », décide catégoriquement Sabine peu de temps après. Dans le troisième, l’acte sexuel vient compléter le prologue de Haydée tout en ayant lui aussi une fonction programmatique : c’est elle, la collectionneuse, qui va multiplier les amants anonymes. De manière générale, Rohmer joue avec les moyens du cinéma pour faire comprendre l’acte sexuel, grâce à l’ellipse et la suggestion. Dans L’Ami de mon amie, le spectateur laisse Blanche et Fabien dans la forêt, pendant leur premier baiser, pour les retrouver ensuite au petit matin, dans l’appartement de Blanche. L’acte sexuel, qui fait l’objet d’une ellipse, ne doit pas être montré ou dit, pour le spectateur comme pour les personnages. « C’était merveilleux et pour que ça reste merveilleux, il faut que ça ne dure pas (…). Ce sera notre secret ». Le silence entre Blanche et Fabien rend leur désir encore plus fort et confère à leurs sentiments un caractère vrai.

Le spectateur retrouve souvent les personnages après l’amour, comme dans Pauline à la plage, où il découvre, en même temps que Pauline, que Marion et Henri ont passé la nuit ensemble, ou encore dans La Collectionneuse, Adrien voyant Daniel et Haydée dans le même lit. Ce plan est d’ailleurs construit sur le mode de la suggestion : la caméra se place d’abord en face d’Adrien, qui marche le long du couloir jusqu’à la chambre où sont les amants. Lorsqu’il les voit, le point de vue change immédiatement pour accompagner son regard. Les corps ne sont pas montrés dans leur totalité, mais sont disposés de telle sorte qu’ils viennent immédiatement suggérer l’acte sexuel récent, dont l’existence ne fait aucun doute : seules les jambes sont montrées, nues, entrelacées, sur le lit défait. Cet art de la suggestion participe notamment d’une conception très classique du corps, et en particulier du corps nu.

Le corps (presque) nu

La représentation du corps nu participe à la fois du dévoilement de sa beauté, et joue également avec le désir de voir du spectateur. Si les personnages de Rohmer sont connus pour leurs discours et leur profusion de parole, il arrive cependant bien souvent qu’ils se retrouvent seuls, et c’est dans cette solitude qu’ils laissent voir leur intimité, comme forme de dénuement. Ils se mettent à nu, aussi bien au sens figuré du terme, du fait de leurs nombreux discours sur l’amour par exemple, qu’au sens propre : dans les films estivaux, ils sont tous légèrement vêtus, presque nus, dévoilant ainsi leur chair. Les corps jeunes sont seulement vêtus d’un maillot de bain, d’une culotte, d’un drap ou d’une chemisette qui laissent deviner toutes leurs formes, comme Marion dans Pauline à la plage, ou Margot dans Conte d’été. Aussi, il s’agit bien de montrer toute la force qu’exerce un corps ainsi dévoilé sur le regard et sur le désir du personnage. Dans Le Genou de Claire, la première apparition de Claire se fait assez tardivement, et est préparée par les discours que font Aurora et Laura, la soeur de Claire, à son sujet. Le spectateur, tout comme Jérôme, a un certain horizon d’attente, qui se verra confirmé lors de sa rencontre avec Claire. La voici au bord du lac, allongée sur un transat, en maillot de bain. Son corps s’impose immédiatement à la vue de Jérôme, ce dernier étant par ailleurs situé plus bas qu’elle, sur son petit bateau. Claire est totalement insensible à Jérôme, presque indifférente, répondant vaguement à ses questions, et l’oubliant immédiatement dès que Gilles, son petit ami, la rejoint. Son genou est ensuite toujours dévoilé, comme exhibé sous les yeux de Jérôme, lors de la partie de tennis, de volley ou lorsqu’elle est montée sur l’échelle pour cueillir des cerises, plaçant son genou au niveau du regard de Jérôme. Déjà dans son roman Elisabeth, Rohmer mettait en scène une jeune fille du nom de Claire, et l’un des personnages masculins, amoureux de la jeune fille, insistait en particulier sur une partie de son corps en ces termes : « Le genou de Claire faisait au-delà de la ligne nette de la robe un petit triangle foncé et brillant. »

Rohmer offre toujours une vision d’un corps moderne. Le corps féminin en particulier ne cesse de se décrire, notamment selon un discret érotisme. Les poitrines, les jambes et les épaules sont souvent découvertes, la peau est blanche ou bronzée. Dans Les Amours d’Astrée et de Céladon, le cadre de l’action répond à un idéal classique de la beauté, notamment dans sa représentation du nu. Le nu rohmérien est défini comme un « nu classique », hérité de la Renaissance, à opposer à la nudité naturaliste. Le nu est noble aux yeux de Rohmer, il le filme avec une certaine pudeur qui magnifie le corps et révèle sa beauté. Après sa nuit d’amour avec Henri, Marion, dans Pauline à la plage, est étendue sur le lit, la poitrine découverte, rappelant ainsi La Vénus endormie de Giorgione, et La Vénus d’Urbin de Titien. Rohmer crée donc avant tout une représentation picturale du nu, qui mêle à la fois une pensée classique et une esthétique venue du XIXème siècle, qui faisait du nu féminin l’emblème du beau, notamment avec Ingres.

Si le nu confère au film une tonalité érotique, il n’est jamais intégral. Ce sont toujours certaines parties du corps qui sont filmées et isolées, pour la beauté qu’elles offrent, dans une dialectique qui veille toujours à dévoiler et à cacher. « Astrée, qui était presque toute déshabillée, laissait quelque fois nonchalamment tomber sa chemise jusque sous le coude, et découvrait son sein », dit la voix-off dans Les Amours d’Astrée et de Céladon, décrivant la scène qui se déroule sous les yeux du spectateur. Déguisé en femme, Céladon devient Alexis. Elle aide Astrée à se dévêtir et à se décoiffer, avant d’aller dormir. Le sein nu d’Astrée donne à la scène une grande sensualité, et les deux personnages s’adonnent à des caresses et des baisers qui magnifient le corps, dont l’innocence est justifiée par l’ignorance d’Astrée quant à la véritable identité d’Alexis. Aussi, cette nudité va mettre à nu le désir, le trouble sexuel dans lequel Astrée va se trouver, s’adonnant de plus en plus aux caresses et aux baisers d’Alexis, jusqu’à la révélation finale et la joie de retrouver celui qu’elle aime tant. L’esthétique et l’érotique se mêlent. Le nu est toujours filmé avec respect, il est dramatisé et participe, au même titre que la scène sensuelle et sexuelle, à l’union du corps à la beauté. En filmant ainsi le nu, Rohmer s’inscrit d’autant plus dans ce mouvement de libération de la représentation du corps, et notamment du corps féminin.

Le corps séducteur

Le cinéaste renouvelle la question de l’érotisme dans son cinéma, en l’associant notamment au libertinage, à entendre ici à la fois comme une donnée historique, littéraire et sociale. Déjà à la fin des années 1950 et au début des années 1960, la jeunesse de la Nouvelle Vague a pu être qualifiée de « libertine », terme qu’il faut entendre dans toute sa polysémie. La liberté conduit à la nouveauté, à une affirmation du plaisir des sens, de séduction. Jérôme est un libertin moderne, il se livre aux expériences de la romancière Aurora, et va séduire les jeunes filles. Cette technique d’une séduction trompeuse est héritée des grands libertins de Laclos ou de Crébillon, et relève d’une grande cruauté. Il s’agit de jouer avec le désir d’autrui, en le faisant naître pour le maîtriser et l’orienter à sa guise. Le personnage rohmérien peut être un terrible libertin manipulateur, motivé par l’espoir d’une satisfaction érotique.

Le corps est donc au centre de la quête du héros, puisque sa possession en est la finalité. La séduction débouche sur le plaisir des corps, qui est montré ou raconté, comme la caresse du genou, ou le baiser entre Adrien et Haydée et l’espoir d’une concrétisation qui finalement n’aura pas lieu dans La Collectionneuse. Adrien refuse de coucher avec Haydée lorsqu’il l’abandonne à la fin du film. Ce refus émane selon lui de son propre choix et lui donne accès à la liberté. Néanmoins, il se retrouvera ensuite seul face à lui même, dans la villa désormais vide, et supportera difficilement cet échec, décidant ainsi de s’en aller et de retrouver sa petite-amie. Là est tout le propos des Contes moraux : le héros masculin ne parvient pas à la finalité de la séduction entreprise, et renonce finalement pour retourner auprès de la femme choisie au départ. Le personnage masculin exprime des valeurs qui lui correspondent, il tente de garder un idéal moral qui pourrait le dédouaner de son propre désir. Selon Adrien, le désir qu’il a pour Haydée s’est imposé à lui, alors-même qu’elle n’a aucune intention envers lui. Il le dit lui-même : « Haydée, je me suis souvent demandé ce que voulait dire ton sourire. », ce à quoi elle répond : « Rien », et lui d’ajouter « C’est bien ce que je pensais ».

Au fur et à mesure qu’il se construit, le désir, tout comme le discours, échappe à la volonté de maitrise des personnages quant à la réalité de leurs sentiments et de leur attirance. « On ne ment pas assez au cinéma », écrit Rohmer dans Le Goût de la beauté. Ici, les personnages se mentent à eux-mêmes et la mise en scène aide le spectateur à prendre de la distance par rapport à ce qui est dit, pour mieux voir ce qui est suggéré. Le spectateur comprend alors qu’Adrien ne souhaite pas seulement être aimé de Haydée, mais il veut être le préféré. Il est incapable de supporter la réalité telle qu’elle est et a besoin de rêve. Haydée, elle, suit les caprices de son désir, sans véritable règle ou conduite morale. Elle fait de son corps le maître de ses actions, et se laisse ainsi guider par lui, dans une sorte d’innocente légèreté. Elle est pleinement dans la jouissance du présent. Elle ne revendique rien, et reste au plus près de ce qu’elle éprouve, au plus près de la réalité, là où Adrien et Daniel oscillent en permanence entre des figures de libertins affirmés et de romantiques désabusés. Aussi, les deux personnages masculins entrent en situation de rivalité érotique et engagent une lutte inconsciente pour pouvoir coucher avec elle, non sans afficher leur mépris. Daniel en sortira victorieux.

La séduction est un jeu, elle n’est pas sérieuse, elle n’engage à rien, et lorsque le personnage masculin devient trop entreprenant, la victime le lui fait savoir, soit parce qu’elle obéit à une exigence morale, soit parce que sa quête diffère de celle du séducteur. Solène, dans Conte d’été, se refuse à Gaspard, qu’elle vient juste de rencontrer. « Jamais la première fois », dit-elle. Dans Le Genou de Claire, Jérôme fait de la séduction un passe-temps ludique, là où la jeune Laura préfèrerait les sentiments véritables : « Lachez-moi ! », lui dit-elle, se dégageant de son étreinte. « Ben quoi, je te lâche, on ne peut plus jouer ? », répond-il. « Non. J’aimerais être amoureuse pour de bon », affirme-t-elle. Le personnage masculin est joueur, indécis et son désir est incertain, là où, à l’inverse, la jeune fille est habitée par un idéal qui détermine sa conduite morale et sociale. En ce sens, Laura ressemble beaucoup à Pauline, elles sont toutes les deux à la recherche de quelque chose, d’un amour idéal. Laura et Pauline sont comme des versions jeunes et naïves de Haydée, qui refuse le terme de « collectionneuse » que Adrien et Daniel lui attribuent : « Je ne suis pas une collectionneuse. Je cherche, pour essayer de trouver quelque chose, d’ailleurs, je peux me tromper ». Haydée est dans une pure jouissance du corps, et en ce sens, son personnage est moderne et nouveau. C’est elle qui dicte son désir, et non l’inverse, contrairement aux personnages masculins, affirmant ainsi pleinement sa liberté sexuelle et morale.

Rohmer montre le corps, le dévoile, pour en révéler toute la sensualité, l’érotisme et le désir qu’il fait naître. Désir de voir, et goût de la beauté se mêlent pour donner au corps toute sa force matérielle, en tant que chair et peau. Les corps mis en scène sont souvent beaux, jeunes, ils aiment et sont aimés, désirent et sont désirés. Le corps est donc séducteur, il répond à une posture esthétique particulière d’Eric Rohmer, mais aussi à un désir de liberté totale.