Une histoire d’eau, 1958

Quoi de mieux qu’une inondation pour entrer dans la Nouvelle Vague.

Godard et Truffaut réunis dans un court-métrage, c’est ce que la distribution veut nous faire croire. Les deux réalisateurs n’ont pas travaillé ensemble, mais l’un a fourni matière au travail de l’autre.

C’est Truffaut, armé d’une caméra 35mn, qui se rend sur les lieux des inondations en région parisienne, accompagné de Jean-Claude Brialy et de Caroline Dim. Laissant toute la place à l’improvisation, il filme des scènes au hasard, mais revient déçu du résultat. Alors, Godard s’empare de ce projet atypique, où le tournage précède le scénario. Un grand travail de montage est à fournir : Godard sélectionne les plans, découpe les scènes, invente une histoire, intègre des images documentaires, ajoute une bande son, et fait de ce film une création visuelle autant que sonore.

Le climat acoustique est partagé entre la voix-off d’une jeune étudiante jouée par Caroline Dim et une musique très éclectique. Dès le début, les percussions assez agressives rythment et accompagnent le vol au dessus de la région parisienne, prise dans les inondations. Les fragments musicaux, tango, valse, Mozart et bien d’autres, font partie de ce collage sonore et musical, permettant d’appréhender l’action de différentes manières.

La danse accompagne la musique. Les personnages deviennent des équilibristes, tout comme Blondin, cité par l’étudiante lorsqu’elle marche sur un morceau de bois au dessus de l’eau.

Cette chorégraphie intervient dans le cadre d’une situation inhabituelle et périlleuse, mais elle permet le rapprochement des corps et des personnages. L’étudiante rencontre ainsi un jeune homme qui lui propose de l’emmener en voiture à Paris. Ils sont cependant obligés de s’arrêter, car l’eau leur bloque le passage. Ils se frayent alors un chemin à travers la campagne, et leurs pas deviennent ceux d’une danse mouvementée sur un boogie-woogie endiablé. Au tumulte succède la plaisanterie, puis plus rien… Un silence intime où les corps s’embrassent et s’enlacent fait oublier pour un court instant l’eau qui se déverse en grande pompe à travers les champs et les routes. Le tableau amoureux fige des émotions nouvelles où se mêlent le rire et le tragique de la situation. Une distance est prise par rapport aux évènements et l’inondation différée dans la reprise du flot de paroles. Le silence est rompu, les pensées jaillissent.

Ces pensées sautent, gambadent et ricochent au rythme des trombes d’eau qui déferlent. Si l’image paraît plate et sans relief, les mots viennent lui donner du sens et suivent un rapide enchaînement d’impressions visuelles et sonores. Tout fuse, les sons, les images, les mots. « Mon cousin Bébert passait prosaïquement dans le paysage », dit la jeune étudiante en sortant de sa maison. La prose devient poétique, et le paysage un tableau. Dans cette surabondance verbale et littéraire, le discours prend des genres divers. Tantôt il est scientifique ou météorologique au sujet des inondations, tantôt poétique avec Baudelaire, Balzac ou Aragon. Godard manie avec aisance l’art de la citation, que l’on retrouvera par la suite dans un bon nombre de ses longs-métrages. Les références et les digressions sont abondantes, aussi bien à la culture populaire qu’intellectuelle, et si l’on est ignorant, ou si on ne sait pas « qui est Blondin, alors tant pis ! ».

Impossible dès lors pour la jeune étudiante de suivre sa volonté de faire bref et de décrire, sans rimes et sans rythmes, son aventure dans le bassin parisien, prêt à déborder. Son discours se construit progressivement, à l’image du récit qui s’invente au fil de la plume, ou plutôt au fil de l’eau. Les plans s’enchaînent à toute vitesse, l’étudiante et le jeune homme sont arrachés au paysage et ne peuvent atteindre Paris sans revenir à leur point de départ. Ils tournent en rond, mais l’inondation devient pour eux paradoxalement une invitation au voyage, une promesse de bonheur et d’union, qui, on s’en doute, aura finalement lieu plus tard à Paris « J’étais heureuse. Ce type (…) ce mirliflore, j’allais probablement dormir chez lui ce soir. Car si l’eau inondait la France, moi, c’était le bonheur », dit-elle avant le générique de fin parlé.

L’inondation n’est plus vécue comme un drame ou une difficulté. Elle sert de prétexte à un périple amoureux, amusant et touchant, nous plongeant dans la Nouvelle Vague. Avant de partir dans des caps tout à fait différents, Truffaut et Godard affirment leur nouveauté et leur style au travers d’un collage visuel et sonore aux accents à la fois poétiques et prosaïques.