En 1963, Agnès Varda est invitée par l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (ICAIC) à passer deux mois à Cuba. Passionnée par ce qui l’entoure, elle prend près de 3000 photographies, qui feront ensuite l’objet d’un film documentaire poétique et politique, Salut les Cubains, où les instantanés s’enchaînent au rythme fou de la musique cubaine.
La démarche d’Agnès Varda s’inscrit dans un contexte d’engouement général des intellectuels français pour Cuba après la révolution en janvier 1959. Des comités de Cuba sont créés, les voyages de journalistes se multiplient, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir s’y rendent en 1960, ou encore Marguerite Duras ou Michel Leiris. Les premières photographies qui ouvrent le film de Varda ont été prises à Paris, dans le quartier de Saint-Germain, en juin 1963. Des musiciens cubains font danser les rues parisiennes, Alain Resnais filme la scène. La réalisatrice/photographe apparaît elle-même sur les clichés, se faisant alors spectatrice et actrice de son propre film, mais aussi de l’histoire en train de se faire. À Cuba, Agnès Varda recherche l’harmonie entre l’idéal poétique et l’intimité éclectique. Elle compare Fidel Castro à Gary Cooper et rend compte d’une révolution festive et euphorique.
Cuba est un pays fier d’être libre, et le film est une ode à la liberté, marquée par la joie et l’enthousiasme d’un peuple en mouvement. Varda photographie Sara Gomez, documentaliste de l’ICAIC et enfant de la révolution, qui danse dans les rues en tenue militaire. C’est finalement le film tout entier qui danse avec les images fixes, dans une grande énergie et spontanéité, en accord avec le slogan des cubains : « l’imagination est au pouvoir ». Agnès Varda ne photographie pas les monuments ni les bâtiments. Elle s’intéresse plutôt aux petites gens, au peuple, aux visages, aux regards. Elle inscrit la vie dans le temps, un temps historique qui se mêle au temps personnel et intime d’un peuple changeant. Les images des coupeurs de canne côtoient celles des jeunes cinéastes, du peintre Wifredo Lam, de l’écrivain Alejo Carpentier, du poète Roberto Retamar. Les anonymes et les célébrités sont les figures essentielles d’un monde qui se transforme.
Agnès Varda jette donc un regard à la fois poétique et didactique sur ce « socialisme cha-cha-cha », surprenant et joyeux. Sa voix-off et celle de Michel Piccoli viennent partager des impressions et reconnaître les stéréotypes, tout en remarquant que les choses vont au-delà du préjugé, de la première rencontre. C’est pourquoi la réalisatrice porte une attention particulière à l’âme cubaine et à la culture contemporaine, s’éloignant du cliché tropical et exotique. « Je voulais montrer, entre autres, les sources africaines, haïtiennes, françaises, catholiques de la musique cubaine », dit-elle.
Les images dansent et chantent, rythmées par la rumba, le guaguancó, le guaracha… Varda croise dans un supermarché le chanteur cubain Benny Moré, dont elle tire une série de 36 poses qui s’enchaînent avec élégance et ironie. Le spectateur oublie vite qu’il regarde des images fixes. Elles prennent vie, réconciliant le mouvement et l’immobilité, tout comme le documentaire et la fiction, rappelant le travail de Chris Marker.
Avec Salut les Cubains, Agnès Varda raconte une histoire personnelle et collective, une infinité d’histoires individuelles, toujours en mouvement, grâce à des photographies intimes mêlant des regards singuliers.