Corps dans l’espace, corps de l’espace : une esthétique de l’image chez Rohmer

L’espace chez Rohmer n’est pas un simple décor. Il est le lieu privilégié où les corps des personnages mis en scène marchent avec une infime précision, dansent sans s’agiter, s’arrêtent et fixent ceux qui les entourent, restent seuls et rencontrent l’ennui, ou alors s’absentent et laissent le spectateur se confronter au silence du cadre.

L’espace et le corps entretiennent des liens étroits avec le silence. Si Éric Rohmer était un grand connaisseur de musique et de peinture, il aimait aussi l’architecture, et laissait toute sa place à l’expression de l’espace, sous toutes ses formes : industrielle (Métamorphoses du paysage : l’ère industrielle), urbaine (L’Ami de mon amie), ou encore naturelle (Le Genou de Claire, La Femme de l’Aviateur, qu’il nomme ses « films de montagne »[1]).

La ville nouvelle de Cergy-Pontoise, dans L’Ami de mon amie

En 1972, Rohmer soutient sa thèse de doctorat sur L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, publiée ensuite en 1977. Il classe l’espace au cinéma selon trois catégories :

  • L’espace pictural : l’image elle-même, projetée.
  • L’espace architectural : tout ce qui dans le décor peut faire l’objet d’une appréciation esthétique.
  • L’espace filmique : « espace virtuel » que le spectateur reconstitue dans son esprit.

Le cinéaste invite ainsi le spectateur à « regarder le monde en peintre », être attentif à l’organisation particulière des formes, qui ont leur propre structure dramatique et font entendre une musique.

Lorsque les personnages sont silencieux, l’espace naturel et urbain s’expriment. « Car ce silence, celui des champs ou de la rue lointaine, offre un tissu sonore d’une richesse sui generis, révélatrice du lieu, au même titre que l’odeur qui en émane »[2], écrit Rohmer. Le silence de se manifeste comme un autre et comme autre, il donne un corps à l’espace, le fait exister dans toute sa profondeur. Il offre la possibilité d’une ouverture sur les sons et les bruits d’un ailleurs.

Dans la nature, le silence se fait le plus présent. « Les choses de la nature sont toutes pleines de silence ; elles sont là comme des réservoirs pleins de silence »[3]. Le cinéaste capte les bruits de la nature, cet espace sacré, dont le silence laisse paradoxalement entendre une composition sonore permanente : le vent, le chant des oiseaux, les vagues, la montagne.

Les films de Rohmer offrent ainsi l’occasion d’une expérience hypersensible : il s’agit d’écouter et de faire écouter le monde, de le faire voir et le rendre sensible, pour produire une exacerbation de sensation visuelle, et ce grâce à la sonorité du silence et sa capacité à faire éprouver l’invisibilité du sensible. Le cinéma est une expérience des sens, qui guide le corps au gré des sons, comme Delphine dans Le Rayon Vert.

Cette attitude invite à la contemplation. Faire silence est un moyen pour observer la nature et ses manifestations. Le personnage erre dans l’espace comme un visiteur de musée devant les tableaux. Le film créé un espace qui touche d’abord aux sens avant de s’adresser à l’intellect. Le toucher se mêle à la vue. Lors de ses promenades, Delphine sent les fleurs, touche les arbres. L’été, en vacances, dans Pauline à la plage, Marion, dans le jardin, travaille et parle pendant que Pauline l’écoute silencieusement, touchant et sentant les hortensias. Les personnages répondent favorablement à cette invitation à la jouissance et au plaisir des sens, qui atteint son paroxysme lorsque Delphine rompt le silence de la scène finale en s’exclamant, dans un élan de joie et de consécration, « Oui ! », à la vue du rayon vert.

La jouissance des corps dans la nature est souvent suggérée. Rohmer filme les corps au contact de la nature, notamment à la mer, ou dans l’eau. Dans Pauline à la plage, L’Ami de mon amie et Le Rayon Vert, le corps des personnages, légèrement vêtu, est montré notamment pour sa grande sensualité, lorsqu’il se baigne. Marion expose son corps à la vue des autres personnages sur la plage. Lorsqu’elle retrouve Pierre et qu’elle court vers lui, le plan est fixe et la cadre dans son ensemble. Pauline et Sylvain sont souvent montrés ensemble sur la plage, leurs corps se rapprochant timidement et silencieusement. Les corps sont nus ou presque, bronzés, exposés pour leur simple beauté.

C’est certainement avec La Collectionneuse que le plaisir de la baignade, de l’eau mêlée au soleil au contact de la peau, est le plus montré, notamment dans le prologue présentant Haydée, mais aussi lorsque celle-ci se baigne avec Adrien, ou lorsqu’ils se reposent simplement sur le sable, à l’ombre. « Sur la mer, c’est le silence énorme de midi », écrit Albert Camus dans Noces.[4] L’espace exerce une influence sur le corps, il agit directement sur eux, possède son propre langage son propre corps.

Le corps fragmenté : isoler la beauté (La Collectionneuse)

Les choses qui peuplent l’espace sont rendues visibles, accèdent à une présence parfois mystique. Des plans vides se succèdent silencieusement, pour montrer ce qui reste des lieux une fois le personnage parti. L’espace devient autonome, se donne au regard. Dans L’Ami de mon amie, Rohmer filme les rues de Cergy, parfois désertes et silencieuses, tout comme il filme les chemins de la côte bretonne dans Conte d’été. La manifestation de la nature permet la rencontre du personnage avec le sublime kantien. Il se retrouve face à ce qui est à la fois grandiose et incommensurable, faisant naître en lui un sentiment de respect et de vertige, comme l’illustre Delphine en vacances à Cherbourg ou dans les Alpes, ou Laura dans Le Genou de Claire. Elle remarque que la beauté de la nature disparaît du fait de l’habitude, qui engendre un certain mal-être : « Ce paysage m’étouffe (…). C’est trop beau, c’est toute cette beauté qui fatigue à la longue, qui écœure presque. Il faut s’en séparer de temps en temps. » Là où Jérôme se lasse des corps beaux, Laura, elle, se lasse des beaux espaces. Aussi, l’habitude finit par masquer la beauté, mais les personnages restent tout de même à l’écoute de leurs sens. Ils voient la beauté de la nature, ils l’appréhendent, la touchent. Leurs « petites perceptions », pour reprendre le terme de Leibniz, sont à l’origine des impressions « que les corps environnants font sur [eux], et qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers »[5]. Les petites perceptions existent, elles font partie de ce « théâtre de la nature et de l’art », et les mouvements des « corps environnants », qui sont les éléments de la nature, sont une invitation constante à l’émerveillement et à la contemplation.

Le « théâtre de la nature et de l’art » (Le Genou de Claire)

Beauté et silence font naître l’extase, engendrent un sentiment qui dépasse l’âme du personnage, directement confronté à l’indicible, puis à l’angoisse. Dans L’Ami de mon amie, Fabien et Blanche se promènent en forêt, lorsque soudain le silence surgit entre eux et leur révèle leurs sentiments d’une manière trop brutale, qui conduit Blanche à céder aux larmes : « Tu pleures ? C’est le soleil ? » demande Fabien. « Non, je ne sais pas, c’est peut-être ce silence », répond-elle. La fiction bascule alors pour un court instant dans le merveilleux. Cette scène fait écho à celle de Conte d’été, dans laquelle Gaspard et Margot, lors de leurs nombreuses escapades, s’installent dans l’herbe, et se rapprochent et s’embrassent. A la suite de leur baiser, Margot paraît mal à l’aise : « Qu’est-ce qu’il y a, tu pleures ? », lui demande Gaspard. Ce à quoi elle répond, avec un grand sourire : « Non, je ris ! ». Ses larmes sont des larmes de joie. L’espace naturel et ouvert permet ainsi le rapprochement des corps. Cette rencontre des corps se fait aussi dans un autre espace, que Rohmer filme avec autant de minutie et d’intérêt que la nature, à savoir la ville. L’espace urbain est le lieu du mouvement, de la marche. Delphine erre dans Paris l’été dans Le Rayon vert, attendant de trouver un nouveau lieu de destination pour les vacances. Lucie et François, dans La Femme de l’aviateur, déambulent dans le parc des Buttes Chaumont et dans les rues de Paris afin de résoudre leur enquête. Louise, dans Les Nuits de la pleine lune, arpente un Paris nocturne pour se rendre dans des soirées dansantes ou des cafés ouverts jusqu’au petit matin. Le corps en marche est souvent associé à l’errance, dispositif qui était déjà présent dans le premier long-métrage de Rohmer, Le Signe du Lion. Le personnage- marcheur, notion héritée du néoréalisme italien, est à la fois un gage de modernité́ mais aussi une expérience esthétique, qui permet de sublimer la réalité́ ordinaire et quotidienne. La promenade urbaine suscite des hasards, éveille des sensations nouvelles. La rue offre la possibilité́ de multiples rencontres, c’est un espace de vie et de bruit. Blanche et Fabien, dans L’Ami de mon amie, ne cessent de se croiser dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. La ville est rassurante, elle rappelle que la vie existe à chaque coin de rue et fait oublier la solitude des êtres qui l’habitent, comme l’affirme Octave, dans Les Nuits de la pleine lune, avec ses airs de dandy baudelairien : « J’ai besoin de me sentir au centre. (…) Tu sais, à un moment j’enseignais à Orléans. J’aurais pu y prendre une chambre. Mais je préférais me taper une heure de train pour rentrer à Paris tous les soirs. Et pour quoi faire ? Souvent je restais dans ma chambre (…). Mais je savais que la rue existait, qu’il y avait les cinémas, les restaurants, les rencontres avec les femmes sublimes. Les milliers de possibilités qu’exprimaient la rue, c’était là, en bas, je n’avais qu’à descendre… ».

En province, le silence rend compte du vide et du dépeuplement de ses lieux, comme l’illustrent bien les nombreux voyages en voiture du Beau Mariage, où le dispositif est semblable à celui utilisé dans Ma Nuit chez Maud. La caméra embarquée filme depuis le siège arrière le ou les personnages assis devant, tout en donnant un aperçu du monde extérieur, des rues guère peuplées, de la campagne déserte. Le trajet est rythmé par le silence du conducteur et du passager, et ceux-ci regardent le paysage défiler en préférant la rêverie par peur de rompre un silence contagieux et religieux. Dans Le Beau Mariage, la ville du Mans semble déserte, son silence évoque celui des villes de province qui subissent l’exode rural. Rohmer rend compte de ces lieux comme des espaces sans vie donc morts. « Ah ! ces villes, ce grand silence monotone »[6], écrit George Rodenbach dans Bruges-la-morte. Les personnages parcourent des « chemins de silence incolore »[7], rendu d’autant plus audible lorsque la neige recouvre tout, comme dans Ma Nuit chez Maud. « Comme la neige est abondante / Elle est silencieuse. On peut / lui confier tout ce qu’on veut ; / C’est une sûre confidente », écrit encore Rodenbach. Le silence accompagne la solitude et l’errance de Jean-Louis dans Clermont-Ferrand, l’hiver, à la recherche de la jeune fille blonde qu’il a aperçue à l’église. L’espace urbain silencieux laisse ainsi place à une musique particulière qui lui est propre et qui offre un tissu sonore riche auquel Rohmer portait la plus grande attention, disposant ses personnages dans des lieux significatifs.

L’espace donne vie au corps, comme le corps donne vie à l’espace. Le corps est à la fois un élément sonore, mouvant et spatial, qui donne toute la parole à la musicalité de l’espace, et fait du cinéma de Rohmer un cinéma du corps, autant qu’un cinéma de la parole.


[1] ↑Éric Rohmer, preuves à l’appui, 2ème partie, (Cinéma, de notre temps), réalisé par André-S. Labarthe — 1994.

[2] ↑Éric Rohmer, De Mozart en Beethoven, essai sur la notion de profondeur en musique.

[3] ↑Max Picard, Le Monde du silence, Paris, PUF, 1954, p. 106.

[4] ↑Albert Camus, Noces, Folio Gallimard, 1959, p. 17

[5] ↑ Leibniz, Les nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface

[6] ↑ Georges Rodenbach, Œuvre poétique, Paris, Mercure de France, 2008, p. 222

[7] ↑ Ibidem