Les variations chromatiques dans L’Ami de mon amie d’Eric Rohmer, entre silence et transparence.

Si les premiers films du cinéaste Éric Rohmer étaient en noir et blanc — La Boulangère de Monceau, La Carrière de Suzanne, Le Signe du Lion —, la couleur occupe une place fondamentale dans ses films suivants, si bien qu’elle fait évènement, jusqu’à devenir le moteur principal du récit, notamment dans le dernier volet des Comédies et proverbes, L’Ami de mon amie, réalisé en 1987.

Rohmer travaille la couleur de manière plastique. Elle participe de son esthétique de la réalité et vient renforcer la tension entre la parole et l’image, entre l’attention requise par les mots prononcés par les personnages et l’attitude de contemplation dans laquelle le spectateur est parfois invité à entrer. Cependant, lorsque les personnages se taisent, l’image, notamment grâce à sa couleur, laisse paradoxalement entendre le silence.

L’image se regarde alors comme une peinture, et son aspect pictural fait de la couleur un élément révélateur du lieu et des personnages. Aussi, la couleur fait effet, elle offre à l’image son langage et répond à un code particulier, fondé sur un jeu d’attirances, de correspondances, d’inversions et de miroirs.

Les couleurs de la ville nouvelle

Eric Rohmer, avec L’Ami de mon amie, se fait le témoin d’une transformation urbaine achevée, celle de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Il montre ainsi des fragments de ville, révélateurs de l’utopie architecturale de l’époque. Le milieu urbain n’est pas un lieu étroit et oppressant, mais au contraire, il est le lieu où peut naître la beauté paradoxale du béton, du fer et de l’acier. Il donne à voir des gestes, des allures et des démarches. C’est ainsi que Rohmer veille à soigner les prises de vue de l’espace urbain, tout en étant particulièrement attentif à la couleur de cet espace. La couleur de la ville est ici pleinement exploitée, et vient donner au regard du cinéaste une nouvelle perspective.

Déjà en 1964, Rohmer s’était intéressé à l’espace urbain et industriel avec son court-métrage documentaire, en noir et blanc, Métamorphoses du paysage : l’ère industrielle. Il y présentait plusieurs facettes du paysage industriel, allant des villes du Nord et leurs bassins houillers évoquant des poèmes de Verlaine dans sa Romance sans paroles, jusqu’aux ponts du Canal Saint-Martin à Paris et aux chantiers du futur périphérique. Dans chaque cas, Rohmer veut révéler la beauté du monde moderne, qui ne s’offre pas directement au regard. La métamorphose du paysage est l’occasion d’une méditation et d’une contemplation esthétique et poétique. Les lignes droites, les courbes gracieuses et la pesanteur des bâtiments témoignent du langage spatial de l’architecture, de son rythme et même de ces rimes. Ce langage devient ainsi langage poétique.

Comment dès lors ne pas céder à la tentation de s’abandonner à la rêverie ? Léa y succombe, lorsqu’elle se retrouve pour la première fois dans l’appartement de Blanche, debout devant la fenêtre, admirant la beauté du lieu : « Oui, c’est très joli. Mais ils vont mettre du gazon, ou quelque chose, non ? » demande-t-elle à Blanche. L’espace est composé de nuances de blanc, de gris, et d’ocre, qui permettent de délimiter précisément le décor et l’architecture. Par ailleurs, le nom même du personnage féminin n’est pas anodin : l’appartement de Blanche est blanc, les murs sont blancs, la moquette est blanche, mais aussi l’étagère, les fauteuils et les chaises. Le décor de Cergy offre ainsi un espace immaculé, symétrique, et des taches de couleurs vont venir s’insérer dans ce blanc dominant au fur et à mesure du film, jusqu’à ce qu’il soit le plus nuancé possible.

« Pour L’Ami de mon amie (…), j’avais pensé à un fond rose-brique. Mais j’ai changé d’avis et j’ai été amené (…) à utiliser les couleurs qui sont les couleurs de l’emblème de la ville de Cergy-Pontoise. Cet emblème représente la boucle de l’Oise, un ruban d’eau bleue, autour de la forêt verte. C’est un film dans lequel il y a surtout du vert et du bleu. », dit Rohmer.

La couleur fait alors évènement, et le blanc se décline en couleurs primaires qui elles-mêmes subiront une multitude de petites nuances. Aussi, la couleur devient un prolongement de l’espace, et n’est plus une simple surface. Elle est souvent portée par les personnages eux-mêmes, au travers de leurs vêtements, mais aussi par des éléments du paysage qui viennent attirer l’œil et agir sur le spectateur, et apporter à l’image une puissance figurale.

La couleur fait espace, elle diffère d’un plan à l’autre, permettant ainsi de créer un jeu d’opposition au sein même de l’espace, et non plus seulement entre les personnages. Cergy est blanc, et ses touches de couleurs sont souvent froides et pâles. Des plans fixes se succèdent au début du film pour montrer la ville, aux airs de cité idéale, avec ses aspects gracieux et achevés rappelant le Panneau d’Urbino, offrant ainsi des touches de kaki, d’incarnat et de marron.

en haut : L’Ami de mon amie, Léa et Blanche dans le quartier de St-Christophe
en bas : La Cité idéale, dit aussi « le panneau d’Urbino », 1472

Regarder le monde en peintre

            En 1972, Rohmer soutient sa thèse de doctorat sur L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, qui sera ensuite publiée en 1977. Il définit alors l’espace au cinéma selon trois types :

– L’espace pictural : l’image elle-même, projetée.

– L’espace architectural : tout ce qui dans le décor peut faire l’objet d’une appréciation esthétique.

– L’espace filmique : « espace virtuel » que le spectateur reconstitue dans son esprit.

Le cinéaste et le spectateur doivent « regarder le monde en peintre » et apprécier l’organisation particulière des formes, qui ont leur propre structure dramatique et font entendre une musique. Les personnages se taisent pour faire parler l’espace naturel et l’espace urbain. « Car ce silence, celui des champs ou de la rue lointaine, offre un tissu sonore d’une richesse sui generis, révélatrice du lieu, au même titre que l’odeur qui en émane », écrit Rohmer.

La couleur a la même fonction, une fonction de révélation, dans le sens où elle se fait la matière même des choses, jusqu’à refléter le regard du cinéaste sur le monde, tout comme l’artiste avec son œuvre : « Le peintre concrète au moyen du dessin et de la couleur ses sensations, ses perceptions. On n’est ni trop scrupuleux, ni trop soumis à la nature », écrit Cézanne. Le peintre, et le cinéaste, notamment grâce à la couleur, sont attachés à la réalisation de leurs sensations, au sein même de la peinture ou de l’image.

Aussi, l’esthétique de la réalité rhomérienne est avant tout picturale. Jacques Aumont précise que « la base constante du système esthétique de Rohmer est que le cinéma est un art de l’expression plastique de la réalité ». Dans ses films, Rohmer travaille et modèle l’espace comme un tableau, jouant sur les différents éléments qui le composent pour les faire se correspondre et dialoguer entre eux, grâce à la couleur, les formes ou encore le mouvement. Il le dit lui-même : « toute organisation de formes à l’intérieur d’une surface plane, délimitée, relève de l’art pictural ». Le réalisateur pense chacun de ses plans comme une œuvre picturale, et lui-même s’intéressait beaucoup à la peinture. Il n’a cessé de s’interroger sur cet art, allant jusqu’à faire de son cinéma un tableau. Sa reproduction la plus célèbre est sans doute dans La Marquise d’O…, sorti en 1976 et adapté de la nouvelle de Kleist, où Rohmer s’inspire directement du tableau de Füssli, Le Cauchemar.

Le geste pictural du cinéaste rend l’image agissante. L’image est saisissante, elle vient marquer l’esprit et la mémoire notamment grâce à la couleur. A ce titre, la dernière scène est très frappante, à la fois pour l’œil et l’esprit : le vert et le bleu des vêtements des personnages disposés en miroir, restent dans la mémoire des spectateurs et font ainsi évènement final.

La couleur offre alors l’occasion d’un dialogue silencieux entre le spectateur et l’image, et affirme la primauté de la vue sur les autres sens. Mieux encore, ce dialogue devient musique et renseigne sur tous les éléments présents dans le cadre, qui se mettent à signifier. « Vive donc le cinéma qui, ne prétendant que montrer, nous dispense de la fraude de dire (…). Il n’importe plus de chanter les choses, mais bien de faire en sorte que d’elles-mêmes elles chantent », écrit Rohmer dans Le Goût de la beauté. Le cinéaste s’intéresse donc à l’aspect pictural et esthétique de l’image avant tout pour faire entendre une autre parole que celle de ses personnages, à savoir celle des éléments qui composent le cadre et qui signifient tout autant qu’eux, voire plus, et plus justement.

La couleur évènement

En tant qu’évènement, la couleur se fait vecteur de l’action dramatique et moteur de la narration. Les couleurs correspondent à un code particulier, une grammaire spécifique qui permettent ainsi la mise en place d’une rhétorique rohmérienne de la couleur. En effet, le cinéaste ne laisse rien au hasard, et la couleur n’échappe pas à la règle. Lors de la projection du film L’Ami de mon amie à La Cinémathèque française en janvier 2019, dans le cadre de la rétrospective Éric Rohmer, les actrices Emmanuelle Chaulet et Sophie Renoir, qui interprètent respectivement Blanche et Léa, disaient que Rohmer leur avait spécifiquement demandé de porter des vêtements aux tons bleu et vert. Aussi, si la couleur du décor est importante, celle des personnages l’est aussi, et vient s’insérer dans la première, comme des petites touches qui tantôt viennent faire un contraste dans l’image, tantôt s’y confondent et la prolonger. Dès le début du film, lors de la première rencontre entre Blanche et Léa, à la cafétéria, une opposition se fait par la couleur : Léa porte un gilet vert, Blanche est vêtue d’une veste bleue ciel. Le code couleur propre à chaque personnage s’inverse ensuite lorsque les deux jeunes filles vont à la piscine : Léa porte un maillot bleu, et Blanche un maillot vert. Par la suite, c’est un jeu d’inversion, d’opposition et d’échange de couleurs qui va venir rythmer le récit et faire avancer la situation dramatique concentrée autour de l’intrigue amoureuse.

Aussi, la couleur vient signifier l’état d’esprit d’un personnage et renseigne sur son désir : lorsque Blanche rencontre Alexandre, le garçon dont elle pense être amoureuse, elle est toujours vêtue de bleu, un bleu qui est nuancé au fur et à mesure du film, passant ainsi du bleu ciel au bleu très foncé, qu’elle porte lors de la scène du café où elle prend la décision de quitter Alexandre et Léa, se rendant compte que ses sentiments n’étaient qu’une illusion. En revanche, lorsqu’elle se retrouve seule avec Fabien, l’ami de Léa, elle est toujours vêtue de nuances de rouge et de jaune. Les couleurs chaudes viennent ainsi accompagner la naissance d’un sentiment amoureux nouveau et réel, celui de Blanche envers Fabien, qu’elle ne comprendra pas immédiatement et voudra taire, pensant qu’elle doit aimer Alexandre. Les couleurs ont alors une puissance descriptive, dans la mesure où elles renseignent sur les sentiments des personnages. En ce sens, Deleuze parle de la « puissance descriptive des couleurs et des sons, en tant qu’ils remplacent, effacent et recréent l’objet lui-même ». Le rouge et le jaune viennent remplacer et effacer le bleu, pour créer un désir nouveau et effectif. C’est notamment la raison pour laquelle Rohmer accorde une attention particulière à la manière dont les corps sont filmés, avec la couleur de leurs vêtements, mais aussi à leur disposition dans le cadre et dans l’environnement. Blanche porte un pull rouge, au bord du lac, lorsqu’elle discute avec Fabien et révèle toute sa fragilité et l’incertitude de son désir amoureux. Fabien, quant à lui, est vêtu d’un pull bleu clair. Le rouge et le bleu sont des couleurs complémentaires. Rohmer, par la couleur, signale déjà ici l’attirance des deux personnages, alors-même que ceux-ci l’ignorent encore.

La couleur a donc un sens performatif, puisqu’elle est à la fois description et action. Autrement dit, elle agit. Lorsque Léa se sépare de Fabien, Blanche et lui se voient régulièrement et passent beaucoup de temps ensemble. L’intrigue amoureuse qui se dessine autour d’eux se colore par petites touches, au fur et à mesure qu’ils se fréquentent. En effet, ils s’éloignent de Cergy, ville dominée par les nuances de blanc et de gris, pour aller à la base de loisir, qui surgit à l’image comme une explosion de couleurs, portées par les nombreux badauds venus en famille sur les bords du lac, évoquant ainsi la toile de Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte. L’image est recouverte de nuances dominantes de bleu et de vert, le bleu du ciel et du lac, le vert de la forêt dans laquelle les deux amoureux vont se retrouver.

en haut : L’Ami de mon amie, la base de loisir de Cergy-Pontoise
en bas : Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte, Georges Seurat

La couleur du silence

Rohmer filme ainsi la promenade de Blanche et Fabien, après la baignade, dans une nature sauvage mais accueillante. Le silence de cette nature fait naître l’extase et engendre un sentiment qui dépasse l’âme du personnage et pose ainsi la question de l’indicible, qui échappe à l’homme par nature, ce dernier n’étant pas capable d’en parler.

C’est la raison pour laquelle ce silence peut aussi être source d’angoisse : il a, comme la couleur, une puissance de révélation, qui conduit d’ailleurs Blanche à céder aux larmes. Le silence fait aussi évènement, notamment lorsque Blanche et Fabien font une halte dans leur marche et s’allongent au milieu d’une clairière, avant de s’étreindre. « Tu pleures ? C’est le soleil ? », demande Fabien. « Non, je ne sais pas, c’est peut-être ce silence », répond Blanche. L’absence de parole témoigne de la tension érotique entre les deux personnages, et vient illustrer le développement de leur relation, arrivée à maturation et prenant ainsi pleinement sa signification amoureuse. La fiction bascule pour un court instant dans le merveilleux. Blanche et Fabien comprennent ainsi le sens de cet ineffable lié à l’intime, et préfèrent poursuivre dans leur étreinte amoureuse, afin d’éloigner le risque de tomber dans l’ordinaire du langage.

Le silence, comme la couleur, agit, dans la mesure où il s’impose aux personnages comme révélateur de leurs désirs et de leurs sentiments. « Il n’y a pas de silence plus docile que le silence de l’amour : et c’est vraiment le seul qui ne soit qu’à nous seuls », écrit Maeterlinck. La communion des êtres se fait dans le silence. Celui qui aime beaucoup parle peu, et la profondeur de l’amour, qui passe notamment par le regard, peut se lire dans le silence. Plus tôt dans le film, Léa a fait naître en Blanche le désir d’Alexandre. Lorsqu’ils se retrouvent tous les trois dans un café, c’est Léa qui répond aux questions d’Alexandre pourtant adressées à Blanche. Elle dira ensuite à son amie : « J’ai dû paraître une idiote totale (…), j’ai rien dit ». Ce à quoi Léa répondra : « Excuse-moi, j’ai peut-être trop parlé ». La paralysie de Blanche est non seulement due à sa grande timidité, mais aussi à son imagination : elle pense être amoureuse d’Alexandre, ce qui la rend muette lorsqu’elle le voit. Un peu plus tard, elle le rencontre avec Fabien dans les rues de Cergy. Finalement, ils se retrouvent seuls et il lui propose de l’accompagner en voiture à Paris. Elle bafouille et est incapable de prononcer une seule phrase correctement. C’est un échec.

De retour chez elle, elle cède aux larmes devant son miroir. Elle hait son silence et se rend compte de son incapacité à jouer un rôle en présence d’Alexandre, qu’elle pense aimer. En revanche, avec Fabien, elle est très expressive : « Tu dis que tu es timide, mais tu parles tout le temps », lui dit-il. La frontière entre l’amitié et l’amour est vite rendue floue entre les deux personnages, et leur complicité grandit en même temps que le silence et le mutisme de Blanche, jusqu’à atteindre leur acmé lors de cette promenade en forêt, où pour la première fois elle nomme le silence. Leur promenade apparaît presque comme une illustration au poème de Victor Hugo, « Sous les arbres » : « Ils marchaient, (…) s’arrêtaient, / Parlaient, s’interrompaient, et, pendant les silences / Leurs bouches se taisant, leurs âmes chuchotaient ». Ce silence est voulu : « Ne parlons pas », dit Blanche. Par la suite, l’étreinte amoureuse a lieu dans l’appartement de Blanche, et fait l’objet d’une ellipse, elle doit être tenue secrète. « C’était merveilleux et pour que ça reste merveilleux, il faut que ça ne dure pas (…). Ce sera notre secret ». Le temps de la narration a passé cet épisode sous silence par l’ellipse. Il est aussi effacé dans le temps narré. Le silence entre Blanche et Fabien rend leur désir encore plus fort et confère à leurs sentiments un caractère vrai.

« L’amour c’est quand, sous la surface, on saisit d’un seul coup d’œil toute la profondeur d’un être », dit Marion dans Pauline à la plage. Sans échanger un seul mot, Fabien et Blanche ont compris qu’ils s’aimaient. Le langage devient ensuite un prolongement du désir, il devient presque matériel. es personnages s’enlacent par les mots et leurs gestes silencieux expriment leur désir, dans un décor aux couleurs révélatrices de leurs sentiments.

Si le silence fait évènement, c’est aussi parce que l’absence de parole des personnages permet au spectateur de se concentrer pleinement sur l’image, qui est loin d’être muette. Aussi, cette dernière parle d’elle-même et la narration est avant tout visuelle. Gilles Deleuze explique qu’avec l’arrivée du cinéma moderne, le statut de l’image change, notamment du fait d’un nouvel usage du parlant, du sonore, et du musical. Il parle de la caméra comme d’une conscience silencieuse qui s’exprime, et qui montrerait alors au spectateur des images subjectives indirectes libres, notamment parce que l’acte de parole devient une image sonore autonome. Cette capacité révélatrice de l’image est notamment rendue possible par l’usage des couleurs, qui, grâce à leurs nuances, deviennent du mouvement.

Aussi, Deleuze poursuit sa réflexion sur la couleur en se référant notamment à Goethe, et parle du bleu comme noir éclairci, et du jaune comme blanc obscurci. Les deux couleurs fondamentales, qui sont le bleu et le jaune, comme degrés, sont ainsi prises dans un « mouvement d’intensification », qui s’accompagne aussi d’un reflet, rouge ou brillant. Le rouge flamboyant, selon Goethe, est la couleur du feu, mais aussi la couleur la plus noble qui contient toutes les autres et engendre une harmonie supérieure, « comme cercle chromatique tout entier ». La couleur rouge du pull de Blanche, lorsqu’elle est avec Fabien au bord du lac, prend alors une nouvelle signification : elle est comme une promesse d’harmonie des sentiments de Blanche. L’évolution de la couleur, et de la lumière, ne se fait pas seulement dans une opposition simple basée sur les contraires (bleu/vert), mais aussi en relation avec le transparent, le translucide, ou même le blanc, toujours selon Goethe. Aussi, les couleurs viennent ainsi se refléter dans l’eau, qui les prolonge, notamment au début du film lors de la scène de la piscine, mais par la suite et de manière plus importante encore lors de la séance de planche à voile entre Fabien et Blanche, ou encore lors de leur baignade au lac. Là où la piscine est transparente, puisqu’elle laisse passer à la fois la lumière et le visible, le lac est translucide, dans la mesure où il ne laisse passer que la lumière, et vient cacher la couleur des corps qui nagent. Cependant, il permet une ouverture de l’espace et confère aux personnages une plus grande liberté de mouvement : Blanche et Fabien s’amusent dans l’eau comme des enfants, leurs corps se rapprochent. Le mouvement des personnages est aussi celui des couleurs, et se fait toujours dans un jeu de ressemblances, d’attirances, et d’inversions.

La couleur, dans L’Ami de mon amie, fait ainsi évènement, dans la mesure où elle est révélatrice des désirs et des sentiments des personnages, notamment dans un jeu de variations chromatiques qui s’affine au fur et à mesure qu’avance l’intrigue amoureuse. Par ailleurs, elle est dotée d’un sens à la fois figural, performatif et pictural, et laisse d’autres évènements apparaître à l’image : le silence, qui, paradoxalement, donne à l’image son langage, mais aussi la transparence des éléments naturels, comme l’eau, où les couleurs viennent se noyer et se confondre.

Les films de Rohmer sont eux-mêmes pensés comme des couleurs par leur cinéaste. Dans un entretien avec Jean Douchet, Rohmer explique qu’il écrit ses scénarios sur des cahiers d’écolier, et prend soin de bien choisir la couleur de la couverture, qui va justement donner le ton du film. Ainsi, les cahiers de La Femme de l’Aviateur et du Rayon Vert sont jaunes et verts, celui du Genou de Claire est bleu.

Comme toujours chez Rohmer, rien n’est laissé au hasard.

Bibliographie

Jacques Aumont, « Rohmer et la peinture », Théorie des cinéastes

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, Paris, 1977, p. 87

Paul Cézanne, Lettre à Emile Bernard, 26 mai 1904, dans Conversations avec Cézanne, P. M. Doran, 1978, p.28

Gilles Deleuze, L’image-temps, Les Editions de Minuit, 1985

Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Les Editions de Minuit, 1985

Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, 1810

Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier

Éric Rohmer, preuves à l’appui, 2ème Partie, réalisé par André-S. Labarthe — 1994

Éric Rohmer, De Mozart en Beethoven

Eric Rohmer, Communication au colloque « Peinture et Cinéma », Quimper, mars 1987

Éric Rohmer, L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, Petite Bibliothèque des
Cahiers du cinéma, 2000, p. 6-7

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