Le charme discret des intérieurs chez Rohmer

Sobriété calculée, minimalisme silencieux

Les personnages des films de Rohmer sont souvent incapables de rester seuls dans une chambre sans que leur esprit ne veuille se divertir et les détourner de penser. L’angoisse pascalienne les guette et les menace. « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », écrit Pascal dans les Pensées. La chambre est un espace clos et intime, propice au silence. Bien souvent, elle est le lieu du repos et peut ainsi revêtir des aspects agréables et bénéfiques, comme pour Anne (Marie Rivière) dans La Femme de L’aviateur, pour qui la chambre est comme une pièce sacrée où François (Philippe Marlaud) ne doit pas pénétrer et la déranger.

« Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Ecoute ce que l’on entend lorsque rien ne se fait entendre », écrit Paul Valéry dans Tel Quel. Cette formule paradoxale renseigne déjà sur la capacité expressive du silence et le plaisir qu’il peut procurer, notamment par l’utilisation de la formule oxymorique « bruit fin », qui sert à le qualifier. La chambre se fait ainsi le témoin des discussions ou des disputes du couple d’amoureux ou d’amants. Anne refuse de parler à François qui ne parvient même pas à s’exprimer correctement : « Mais parle, enfin ! Depuis que tu es là, tu parles peut-être, mais tu ne dis rien ! ». Sabine (Béatrice Romand), dans Le Beau Mariage, préfère s’aider du silence pour qu’Edmond (André Dussollier) l’embrasse enfin, alors qu’elle l’a conduit dans sa chambre pendant que sa fête d’anniversaire bat son plein au rez-de-chaussée. Elle n’aura finalement pas ce qu’elle désire tant, ou du moins qu’elle pense tant désirer. Le silence ressort toujours vainqueur et rend compte d’un état de la relation des personnages.

Lorsque le personnage est seul dans sa chambre, celle-ci devient véritablement le lieu intime du silence, un espace à soi. Dans Les Nuits de la pleine lune, Louise (Pascale Ogier) souhaite garder son petit appartement à Paris, alors qu’elle vit avec Rémi (Tchéky Karyo) à Marne-la-Vallée. La découverte de son studio se fait de manière silencieuse, Rohmer filme le lieu scrupuleusement et insiste sur les détails qui ornent les murs, la décoration ayant été faite par l’actrice elle-même. Louise aime sa solitude, au contraire d’Octave (Fabrice Luchini) — « La solitude, c’est pas marrant du tout », dit-il. La chambre de Louise est presque vide, refaite à neuf par la suite et les nuances de gris accompagnent le silence de ses soirées solitaires et ennuyeuses. La solitude qu’elle recherchait dans cette pièce au décor épuré et minimal finit par lui être pénible, la conduisant finalement à quitter ce silence angoissant.

Le silence de la chambre de Louise s’analyse et est rendu perceptible grâce au décor, aux objets qui la composent et au langage muet des choses. Le silence confère à l’espace une certaine profondeur et exprime sans le dire les divers questionnements que Louise se pose, concernant son couple, sa vie entre Paris et la banlieue, son désir de liberté qui l’effraie. Le silence qui suit l’étreinte amoureuse entre elle, éveillée, et Bastien (Christian Vadim), un garçon rencontré lors d’une soirée, endormi, est pesant, ce qui la décide ainsi à sortir de chez elle et à errer dans les rues de Paris, peu avant le lever du jour.

Face à ce silence angoissant, la tentation de la parole ou de tout élément sonore pouvant le briser est grande. Les personnages cherchent tous à rompre un silence, et pour cela, ils utilisent bien souvent le téléphone. Louise, seule dans sa chambre, cherche une échappatoire en appelant tous les gens de son répertoire pour leur demander ce qu’ils font le soir, espérant pouvoir les accompagner et sortir. Dans Le Rayon Vert, Delphine habite une petite chambre à Paris, sous les toits, non loin de Saint-Germain-des-Prés. Elle rappelle Gaspard (Melvil Poupaud) dans Conte d’Été, qui ne connaît personne en vacances à Dinard et reste seul à jouer de la guitare le soir dans sa chambre. Comme Louise, Delphine cherche à échapper à sa solitude et au silence qui l’accompagne. Elle téléphone à des amis afin de trouver quelqu’un avec qui partir en vacances, désespérément. Elles cherchent à introduire du bruit, à se raccrocher à une présence, même si celle-ci est absente et seulement audible.

A défaut de pouvoir partager leur chambre avec quelqu’un, les héros des films de Rohmer fuient le silence dans ce que Pascal nommerait du divertissement. La lecture en fait partie. Louise, ne trouvant personne pour sortir, finit par prendre un livre. Rohmer filme les bibliothèques des appartements, plus ou moins sobres et fournies. L’ouverture silencieuse de Conte de Printemps se concentre essentiellement sur la chambre du petit ami de Jeanne (Anne Teyssèdre), et un long traveling balaye la pièce en montrant les divers livres — essentiellement de philosophie —, qui composent sa bibliothèque. La lecture est un acte intime et personnel, qui se fait en silence, souvent dans une chambre, comme le font Frédéric (Bernard Verley) et sa femme (Françoise Verley) dans L’Amour l’après-midi, ou encore Adrien (Patrick Bauchau) et Haydée (Haydée Politoff) dans La Collectionneuse. Le livre est aussi un prétexte à la rêverie. Montrer les personnages lisant permet au spectateur de se détacher d’eux pour quelques instants et d’être attentif à l’espace dans lequel ils se trouvent, lui donnant ainsi l’occasion de contempler la chambre comme un tableau.

Les intérieurs rohmériens se regardent avec les yeux d’un peintre. Les chambres deviennent des tableaux et les éléments du décor relèvent d’une organisation particulière. Rien n’est laissé au hasard. Les vases contenant des fleurs, les livres posés sur les tables, la vaisselle ou des papiers participent tous de la construction d’une nature morte. « La nature morte est le temps, car tout ce qui change est dans le temps, mais le temps ne change pas lui-même, il ne pourrait lui-même changer que dans un autre temps, à l’infini », écrit Deleuze dans L’Image-Temps. La sobriété calculée des décors rohmériens exprime à la fois le temps du récit et un temps qui semble figé. Dans Le Beau Mariage, La Collectionneuse, Le Genou de Claire ou encore Pauline à la plage, plusieurs plans montrent simplement un lit défait, une table dressée, une chaise tirée, une fenêtre ouverte, et signalent la présence passée plus ou moins récente d’un ou plusieurs personnages.

Rohmer a un intérêt particulier pour la géométrie naturelle de l’espace, et fait ainsi dialoguer la chambre et les tableaux ou les affiches qui ornent les murs. La reproduction de l’œuvre de Mondrian dans le salon de Louise et Rémi dans Les Nuits de la pleine Lune fait se juxtaposer les lignes géométriques et permet de délimiter le cadre et l’espace, pour donner à la pièce une certaine autonomie. La chambre existe pour elle-même, vidée de ses habitants, devenant un décor de théâtre avant que les personnages n’entrent en scène. Elle a une temporalité particulière et marque une pause dans la narration, pour inscrire la contemplation du spectateur dans la durée.

Il s’agit avant tout de donner une idée, de créer une atmosphère et de susciter des sentiments chez le spectateur. Techniquement, les plans sont sobres, il y a peu de travellings, le montage serré permet de rendre compte de l’image comme élément « purement visuel », pour reprendre le terme deleuzien. La manière de filmer la chambre rappelle ici celle d’Ozu, qui pour Deleuze est « l’inventeur des images optiques et sonore pures ». Rohmer parvient à faire s’exprimer le « langage d’objets », en filmant simplement la pièce vide, ou les personnages qui l’habitent au travail, silencieux et concentrés, comme Louise fabriquant des objets de décoration, Octave finissant un article, Henri (Féodor Atkine) tapant à la machine dans Pauline à la plage, Edmond classant ses papiers dans son cabinet dans Le Beau Mariage.

La parole se tait donc pour rendre présent le silence, dans un espace clos et intime. Tous les personnages rohmériens cherchent une réponse, faisant du silence de la chambre un bonheur fragile et périssable. La parole salvatrice surgit, mais elle n’est bien souvent qu’un long bavardage silencieux.