Maintenant, c’est la récréation, on va parler de musique
Il est difficile de se souvenir des images des films de François Truffaut sans entendre les quelques notes de musique qui les accompagnent bien souvent, rappelant que le cinéma et la musique possèdent une profonde affinité. Le réalisateur de la Nouvelle Vague savait rendre compte de leur commune harmonie. La musique est au service de l’image autant que l’image est au service de la musique. Toutes deux parviennent ainsi à exprimer ensemble ce que les mots ne peuvent dire et se substituent au langage, le dépassant, opérant avec succès le passage du vouloir-dire au dit, dans un dialogue silencieux.
François Truffaut lui-même était un passionné de musique, et en particulier de musique de film. Dans son cinéma, la musique n’a pas pour seule et unique fonction de venir renforcer l’image, ce qui voudrait dire que cette dernière ne se suffit pas à elle-même. La musique, pour Truffaut, « c’est presque comme une question de grammaire ». « Je mets de la musique dans mes films quand nous passons du présent à l’imparfait », disait-il. Bien loin d’être un vulgaire « papier peint », pour reprendre les mots de Stravinsky, la musique dans les films de Truffaut a donc avant tout une fonction narrative. Elle fait avancer le récit, le tire en arrière, le projette en avant, le structure avec harmonie et entraîne ainsi tous les personnages à son rythme. Ces derniers se taisent, permettant ainsi au film de retrouver le silence de la parole, grâce à la musique. La musique devient alors un langage qui touche d’abord le sensible pour ensuite s’adresser à l’intelligence. Elle « s’adresse à l’intériorité subjective la plus profonde », écrit Hegel (Esthétique, III). Chez Truffaut, l’utilisation de la musique permet une compréhension immédiate non pas de ce qui est montré, mais de ce qui est suggéré, de ce qui est signifié et de ce qui est dit, pour faire naître chez le spectateur un sentiment, une émotion profonde venue tout droit de la réalité brute qu’est l’image. La musique dévoile et affirme ce qu’est l’image, et, par la vérité des sentiments qu’elle produit, se situe tout autant dans le réel que l’image.
Cette vérité se retrouve aussi dans les chansons populaires qui rythment les films de Truffaut. Pourquoi un tel goût pour les chansons ? « Parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs elles ne sont pas bêtes », dit Mathilde dans La Femme d’à côté. Tout comme les chansons, les films de Truffaut évoquent avec gravité et légèreté des sujets fondamentaux que sont l’amour, l’enfance, la nostalgie, dans une merveilleuse harmonie poétique. Alors, lorsqu’Antoine Doinel grandit, devient jeune adulte, que le temps s’accélère subitement et que les baisers sont fugaces, la voix de Charles Trenet se fait entendre. « Que reste-t-il de nos amours ? », demande-t-il en ouverture de Baisers volés. Que reste-il de Colette des Jeunesses musicales, de Fabienne, qui n’est « pas une femme, mais une apparition », comme le dit Doinel en termes flaubertiens, ou encore de Christine, à la fois fuyante et aimante ? L’amour ne dure qu’un instant et rejoint bien vite les souvenirs, ne devenant plus qu’un « paysage, si bien caché », immobile et chéri. Et quand bien même il est là, présent, il est toujours en fuite, comme le chante si bien Alain Souchon d’une voix suave et nonchalante en ouverture du dernier épisode des aventures d’Antoine Doinel.
Les chansons disent la vérité, elles affirment que l’amour ne peut se soustraire au temps, que les êtres s’étreignent, s’éloignent et se reprennent parfois. C’est ce que rappelle Catherine (Jeanne Moreau) dans Jules et Jim, entonnant une chanson improvisée en 1957 par Serge Reznavi. Les personnages des films de Truffaut sont tous emportés dans ce « tourbillon de la vie », comme guidés par le rythme d’une musique indolente et souvent marquée par la mélancolie et la nostalgie, poussées à l’extrême dans La Chambre verte. La musique de Maurice Jaubert joue un rôle très important dans la structure narrative du film, et atteint son paroxysme lorsque Julien Davenne (interprété par François Truffaut lui-même) et Cecilia Mandel (Nathalie Baye) entrent dans la chapelle illuminée, lieu consacré au souvenir des morts. L’émotion surgit avec force lors d’un court travelling qui dévoile les grilles de l’autel, derrière lesquelles brillent d’innombrables bougies, faisant de la pièce une métaphore du cinéma lui-même, jeu d’ombre et de lumière, mais aussi expression sonore et musicale. Le regard s’avance ensuite vers l’autel et semble être entraîné par ce Choral varié, extrait du Concert flamand, à la fois inquiétant, hypnotique et haletant. Puis, le silence se fait entendre brusquement lorsque la caméra traverse les grilles, un silence lourd et solennel, celui des morts qu’il ne faut pas oublier.
La musique des films de Truffaut oscille donc en permanence entre un ton grave et un ton plus léger, souvent associé à l’enfance, à la rêverie, à l’oisiveté. Ces deux climats trouvent un juste équilibre poétique dans le travail du compositeur Georges Delerue, dont la musique a maintes fois accompagné les images du réalisateur de la Nouvelle Vague. Il donne d’abord une partition à Charlie (Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste), ce musicien « virtuose qui fait des panouilles », alors qu’il devrait être dans les salles de concert les plus prestigieuses. Mais non, le voici jouant tous les soirs avec indifférence un air simple, à la fois jazzy et populaire, sur un vieux piano droit dans un bistro, pour des couples qui dansent le bastringue, ou qui écoutent Boby Lapointe.
Par la suite, Delerue compose la musique de Jules et Jim, nettement divisée entre des moments heureux, marqués par le thème «Vacances », et des moments plus tristes où intervient le thème « Brouillard », variation en tonalité mineure du premier. La narration musicale du compositeur oriente à chaque fois le spectateur, à la fois dans ce qu’il voit et dans ce qu’il ressent. Dans Les Deux Anglaises et le Continent, le récit est structuré par trois thèmes principaux, sobres et expressifs, qui tentent de rendre compte de la complexité du désir amoureux. L’équilibre entre la voix off de François Truffaut lui-même et la musique de ce film adapté du roman d’Henri-Pierre Roché donne à la narration un aspect continu sans pour autant devenir monotone. La délicatesse mélodique se fait entendre dès le générique d’ouverture, et va être totalement exploitée lorsque Claude (Jean-Pierre Léaud) et Anne (Kika Markham) se retrouvent seuls dans une petite cabane au milieu d’une île, qui sera le lieu de leur première étreinte. Le long travelling sur l’eau suit de loin Anne, personnage qui se cache et se dévoile à la fois, que le regard peine à distinguer pleinement derrière les arbres et les hautes herbes qui bordent l’île. La musique qui accompagne ce passage magnifique est une ode éphémère à un bonheur insouciant, d’une grande fragilité, qui repose sur une promesse d’amour apaisante, mais incertaine.
Deux ans plus tard, en 1973, Truffaut fait de nouveau appel à Delerue qui est pour lui « de tous les musiciens, le plus amoureux du théâtre et du cinéma ». Nul n’est donc mieux placé que lui pour composer la musique de La Nuit américaine, qui se fait surtout entendre lorsque les personnages sont au travail. Le film est un hommage au cinéma, au travail cinématographique, au tournage et à la musique de film. La bande-son est le premier élément qui est montré à l’écran, accompagnée d’un enregistrement sonore où l’on entend Delerue et ses musiciens au travail pendant une répétition, sans les voir, lors du générique d’ouverture. « Pas de sentimentalité hors de propos, jouez les notes, c’est tout », dit le compositeur. La musique n’est pas filmée, mais elle se fait entendre et est rendue présente directement dans le film, avant même que l’image apparaisse. Elle n’est pas derrière les images et les sons du film, mais elle fait partie du monde cinématographie, elle s’affirme elle-même et peut ainsi, dans le même temps, révéler toute la beauté du cinéma qui est sûrement musicale avant d’être picturale. Le thème général, le « Grand Choral », majestueux et intemporel, avec ses trompettes et ses cordes, est à la fois un pastiche de Bach et un air aux accents vivaldiens. Il jalonne tout le film et est repris sous diverses formes, ajoutant ainsi à l’image un jeu de significations et un temps qui sont propres à la musique elle-même. La musique et l’image ne disent alors plus qu’une seule et même chose : l’amour du cinéma.
Les musiques des films de François Truffaut, et en particulier celles de Georges Delerue, sont comme des variations sur un même thème qu’est le cinéma lui-même. Le geste cinématographique, tout comme le geste musical, n’intervient jamais seul, mais recouvre un geste précédent, qui fait que les films dialoguent entre eux, se répondent et rendent compte de tout le projet romanesque du réalisateur. Alors la musique est loin d’être un simple divertissement que pourrait laisser entendre ce que disait Truffaut à son compositeur en salle de montage : « Maintenant, c’est la récréation, on va parler de musique ». Bien au contraire, elle permet à l’image de révéler au spectateur une mélodie secrète et profonde que la perception ordinaire cache, parlant ainsi un langage universel qui dit la beauté du cinéma et du monde qu’il construit.