Une rencontre poétique…
Il est rare de pouvoir voir le réalisateur Eric Rohmer à l’oeuvre. Quelques documentaires invitent le spectateur à prolonger sa découverte de la fiction en entrant dans les coulisses, sur le tournage, comme le montrent « La fabrique du Conte d’été », de Françoise Etchegaray et Jean-André Fieschi (2005), ou encore « En répétant Perceval », animé par Jean Douchet (1975).
Avec Maestro (2014), une nouvelle expérience des coulisses de la création artistique de Rohmer est mise à l’écran. La fiction s’empare du réel, pour recréer une ambiance de tournage propre au réalisateur et lui rendre hommage.
Le film est l’histoire d’une rencontre, inspirée de celle entre le réalisateur Eric Rohmer -Cédric Rovère dans le film-, joué de manière admirable par Michael Lonsdale, et l’acteur Jocelyn Quivrin -Henri Renaud dans le film-, interprété par Pio Marmaï. A l’origine, Jocelyn Quivrin devait en être le réalisateur, mais il est mort dans un accident de voiture en 2009 et n’a pu mener à bout son projet. Léa Fazer termine seule le scénario et réalise le film qui sort en 2014.
Le jeune acteur est choisi par le réalisateur pour un petit rôle dans son nouveau film, Les Amours d’Astrée et de Céladon, librement adapté du roman-fleuve d’Honoré d’Urfé, L’Astrée. Il découvre alors ce qu’est le cinéma à petit budget, sans trop de moyens, avec une équipe technique réduite et bien loin des grosses productions où le studio prime sur le décor réel, où les acteurs sont logés dans de somptueux hôtels, où l’argent ne manque pas. Ici, la simplicité du tournage s’accorde à l’esthétique particulière du réalisateur, la sobriété. Une sobriété qui se retrouve même dans la manière de jouer et de dire le texte. Cet exercice n’est pas sans difficulté. Chez Rohmer, la littérature rencontre la rhétorique, donnant à l’élocution une tonalité particulière. Aussi le texte ne se joue pas, il se dit. Des lectures faites aux aurores invitent les acteurs à se laisser guider par la rythmique interne au texte, et leur rappellent qu’il ne faut surtout pas oublier la diérèse. L’élocution, lente, importe autant que les gestes et la posture. C’est elle qui dirige et ordonne ces derniers, et non l’inverse. Il est amusant dès lors d’entendre le réalisateur lire un petit mot malencontreusement tombé entre ses mains, où il est écrit « je la kiffe, gros ! ».
Aussi la langue évolue inévitablement, elle vit. Pour son film, Eric Rohmer a pris le parti de rester proche de la forme originale du texte, tout comme il l’avait précédemment fait avec Perceval le Gallois (1978). La langue n’a pas du tout été modernisée, et le spectateur y est d’autant plus attentif que les nombreuses occurrences de l’imparfait du subjonctif peuvent surprendre au premier abord. A l’époque de la parution du roman d’Urfé, le style était admiré pour sa simplicité et sa pureté. L’écrivain est l’un des initiateurs de la prose classique, témoignant d’une certaine vérité dans la peinture des sentiments. Le tableau varié des manifestations de l’amour évoque alors la passion naissante, la timidité, la jalousie, les rivalités et bien d’autres encore. Chaque héros incarne et individualise une nuance de sentiments. Face à cette abondance, Eric Rohmer a écourté le récit afin de recentrer l’histoire sur l’intrigue amoureuse entre Astrée et Céladon, justifiant ainsi le titre.
Il s’approprie alors un sujet peu connu et réalise son troisième long-métrage adapté d’une oeuvre littéraire, après La Marquise d’O… (1976) et Perceval le Gallois (1978). Ce projet audacieux fait se rencontrer des époques et confère ainsi au film un réalisme particulier. Si l’histoire d’Urfé se passe dans la Gaule du Ve siècle, les représentations qui en sont faites viennent directement de l’imaginaire littéraire et poétique du XVIIe siècle. Les personnages, des bergers et bergères raffinés, vêtus élégamment, évoluent dans un décor bucolique, un pays heureux où règne la paix. Ils s’aiment, se racontent des histoires galantes, parlent d’amour, chantent et écrivent des vers. Autrement dit, ce sont des gentilshommes campagnards, des poètes attachés à un idéal grec de la beauté.
Andy Gillet (Céladon), Les Amours d’Astrée et de Céladon
Rohmer met en garde son spectateur dès le début : « Nous montrerons ces « Gaulois » comme se les sont représentés les gens du XVIIe siècle. Malheureusement, nous n’avons pu situer cette histoire dans la région où l’avait placée l’auteur (…) » . Le travestissement est à la fois spatial et temporel, les lieux ne sont pas ceux du roman et l’époque est une construction. Au sein de cette réalité en trompe-l’oeil, le jeu des illusions et du travestissement brouille la frontière entre les genres et les époques. L’art se retrouve partout, étroitement mêlé à un érotisme épuré, non sans une touche de lyrisme. Des vers taillés sur le tronc d’un arbre, en passant par le plan fixe du réveil matinal des bergers dans l’herbe, où la chair se dévoile, jusqu’à la contemplation des tableaux épiques au château des nymphes, le quotidien invite sans cesse à saisir des occasions d’émerveillement. La mise en scène y est pour beaucoup, attentive à la poésie sauvage de toutes les manifestations de la nature, ses bruits et son silence.
Stéphanie Crayencour (Astrée), Les Amours d’Astrée et de Céladon
Eric Rohmer est parvenu à montrer la poésie à l’écran, dans une sobriété parfaite, intime et naïve. Elle se retrouve aussi derrière la caméra, dans la réalisation même du film. Avec Maestro, la poésie se prolonge dans quelques vers de Verlaine récités aux micros de la Mostra de Venise pour tester le son, dans la rencontre de deux générations que tout oppose au premier abord, dans l’histoire d’une conversion et d’une découverte de l’art poétique cinématographique. « Il n’y a rien à comprendre en poésie, il faut la sentir et la vivre… et il faut avoir été malheureux en amour », dit Cédric Rovère à Henri Renaud. Formule qui résume à merveille le parti pris esthétique du réalisateur.
Jocelyn Quivrin a été le témoin et l’acteur d’une manière particulière de faire un film, atypique, sous le signe de la poésie et de la légèreté. Le film offre des instantanés où rien n’est laissé au hasard, où la beauté se retrouve dans l’évidence de la simplicité, dans le langage même. La fiction s’inspire d’une expérience individuelle et singulière, la partageant pour la faire entrer dans une aventure collective et sans cesse actualisée. L’art, qu’il soit cinématographique, poétique, littéraire ou même tout cela à la fois, est le seul tenant de la vérité, une vérité qui pourrait surgir de la réplique extraite du film de Claude Lelouch, L’aventure c’est l’aventure (1972) : « Jouissez de la vie ; il est beaucoup plus tard que vous ne le pensez ». Eric Rohmer meurt trois ans après la sortie de son dernier film, peu de temps après l’accident mortel de Jocelyn Quivrin.